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Ma nouvelle

Ma nouvelle

Cette année se déroulait, comme tous les ans, le concours de défense et illustration de la langue française organisé par l'AMOPA (association des membres de l'organisation des palmes académiques). C'est un concours d'écriture qui s'adresse aux jeunes de la primaire au lycée. J'ai décidé d'y participer dans la catégorie prix Maupassant de la jeune nouvelle. Le sujet était libre et j'ai choisi de situer mon histoire durant la seconde guerre mondiale et de confronter le point de vue de trois personnages, à partir d'un même événement.

Plusieurs mois après avoir envoyé ma nouvelle, j'ai eu la joie d'apprendre que j'avais été primée et je suis allée à la remise des prix. Quand on a dit mon nom, j'ai dû me lever et traverser toute la salle ! Et croyez-moi,  passer devant une foule entière de gens qui vous regardent, oui c'est long.

Et là, à ma grande surprise, on m'a demandé de lire, devant tout le monde, une partie de ce que j'avais écrit. Ce que j'ai fait.

Après ma lecture, on m'a applaudie et on est venu me féliciter. C'était vraiment incroyablement touchant que des personnes plus âgées que moi viennent me témoigner leur intérêt. C'est tellement bien qu'il faut faire très attention à ne pas prendre la grosse tête.

En tout cas j'avais envie de partager cette nouvelle avec vous. J'espère qu'elle vous plaira :

Visages de guerre

Thérèse :

       

           Je suis bien trop âgée pour ça. Je n’étais qu’une jeune femme lorsque cela s’est passé il y a des années. J’avais toute la vie devant moi et je n’aspirais qu’au bonheur. Mais il a fallu que tout soit compromis. Et au nom de qui ? Des hommes pleins d’orgueil et pour qui la fierté compte plus que la vie de leurs congénères. J’ai dû abandonner la vie de rêve que je m’étais construite, et j’ai perdu tellement plus.
           Je n’ai jamais oublié les coups durs sur la porte, ce soldat venu me soumettre à mon destin, nous soumettre tous les deux à un futur que nous n’avions jamais imaginé. Bien sûr, Georges avait peur, tout comme moi. Il n’avait pas d’autre choix et on le savait tous les deux. Ce jour-là, il est parti et n’est jamais revenu.
           Tout recommence, je n’ai même pas eu le temps de reconstruire une vie, ou au moins de faire semblant d’en avoir une. Cependant, cette fois tout est différent. Nous sommes tous concernés : femmes, enfants, chacun a un rôle à jouer. Dès qu’il est arrivé au pouvoir, j’ai su que l’Allemagne serai gravement touchée. Mon instinct me dictait de faire preuve d’une grande méfiance. Cet homme n’était en rien un salut pour notre monde, tout chez lui était connoté négativement, sa posture, ses paroles. J’avais raison de m’en méfier. Ce Mal a envahi Berlin, la blessure n’a fait que grandir, elle a gangrené le pays et Paris a été touchée. J’ai été touchée.
         Un matin, je suis descendue de mon immeuble pour aller au marché, comme je le fais tous les jeudis. J’ai été frappée par le silence qui régnait partout. Les rues étaient désertes, j’avais peur sans que je puisse comprendre ce qui m’effrayait tant. Des soldats sont apparus, ils étaient armés et une croix étrange était dessinée sur leurs bras. Ils se sont adressés à moi en allemand, je n’ai pas compris et ai rebroussé chemin. Par la suite, je n’ai pas quitté mon appartement pendant trois jours.
          Après, tout s’est passé très vite. Je me souviens de chaque détail et particulièrement de ceux que je tente désespérément d’oublier. Ce soir-là, il y avait un vacarme incessant qui m’empêchait de dormir. Je m’étais levée pour voir de quoi il s’agissait. Un homme était sous ma fenêtre. Je savais qu’il était juif, à l’étoile brodée sur sa
poitrine. Affamé, je le vois quémander de la nourriture à une passante. A sa vue, elle refuse poliment, mais l’homme insiste, il se met à la frapper, la pauvre femme tombe à terre. Je la vois serrer ses bras autour d’elle, comme pour protéger quelque chose. Elle appelle à l’aide, il la gifle alors elle hurle encore, l’homme se met à l’étrangler pour la faire taire.
             J’étais tétanisée. Et alors que je croyais que le pire était passé, des soldats allemands avaient débarqué, attirés par les cris de la femme. Ils tiraient. De sang froid. Sans se poser la moindre question. Le juif s’était écroulé à terre. Le sang de la pauvre femme avait rejoint le sien, dans sa chute elle avait laissé échapper ce qu’elle cachait sous son gilet. Le cadavre du nourrisson est venu rejoindre celui de sa
mère.
           Ils sont restés là des semaines.
           Des centaines de morts se sont succédé les semaines suivantes, toutes affreuses.

           Je détestais tous les juifs. Ils étaient à l’origine du fléau que nous vivions chaque jour. Les événements de la première guerre défilaient pour la millième fois devant mes yeux, tandis que cette nouvelle guerre détruisait tout. Elle nous brisait de l’intérieur. Il fallait que tout s’arrête. J’étais épuisée de voir ces soldats tourner autour de mon immeuble. Je n’en dormais plus, la peur, la menace étaient bien trop fortes.
          Je pensais qu’en le faisant, ils finiraient par partir. Si je l’ai fait, c’était uniquement pour arrêter la guerre, j’étais persuadée qu’en apportant ma pierre à l’édifice, elle cesserait.
          Mais cela ne s’est pas passé comme je l’imaginais. Oui j’ai écrit cette lettre. Je ne pourrai jamais me le pardonner mais je suis bien la
responsable. Ils ont débarqué un soir. Ils étaient quatre, peut-être plus, tous allemands sauf l’un d'eux qui était français. J’ai observé toute la scène dans l’entrebâillement de ma porte. Les
soldats ont enfoncé la porte de l’appartement en face du mien. J’ai entendu des cris d’enfants, des supplications. Ils les ont tous sortis, ils étaient nombreux, une famille de quatre enfants, une personne âgée et le chef de famille avec sa femme. Un des rejetons m’a fixée, il m’a montrée du doigt, j’ai refermé instantanément la porte.
         Les soldats les ont fait descendre dans la rue, ils les poussaient pour les faire avancer plus vite. Poussée un peu trop fort, la vieille femme s’était écroulée, sa tête avait frappé le sol avec violence et elle ne s’était plus jamais relevée. L’étoile cousue sur sa poitrine était visible par tout le monde, les passants ne regardaient plus le visage blafard de la femme mais bel et bien cette étoile. Comme si, sous prétexte qu’elle était juive, il était naturel que son corps gise là.

         Je n’ai plus jamais revu cette famille.
         Leur appartement est toujours vide.
         Les soldats allemands ont réapparu dans les rues.
         La guerre a continué.
         De nouvelles étoiles sont venues recouvrir les pavés de la chaussée.

Dieu, pardonne mon péché, comprends mon acte et ne le juge pas trop sévèrement. Une vie peut en valoir une autre, mais elle n’en vaut certainement pas sept.

 

Harry :

 

         Dès que j’ai eu l’âge, et cela comme tous les garçons, j’ai passé mon service militaire. Cette expérience a changé ma vie. J’ai su avec certitude ce que je voulais devenir. Alors, j’ai suivi les pas de mon père et je suis devenu policier. J’aimais ce que je faisais, protéger ma ville et ses habitants était ma raison de vivre. A la naissance de mon
fils, ça n’a plus été seulement la vie des autres que je devais protéger.
C’est sûrement pour cela que je n’ai pas réalisé que j’étais en train de changer.
         J’ai toujours suivi les ordres sans me poser de questions, persuadé que je le faisais pour le bien de tous. Tout s’est passé très vite, les soldats ont débarqué en France si vite que je n’ai pas eu le temps de réaliser ce que cela signifiait. Je savais que quelque chose se préparait mais j’étais aveugle.

        Jusqu’à ce fameux soir, où ayant plus de travail qu’à l’accoutumée, je suis resté plus tard. Ce jour-là, une lettre avait été déposée au commissariat. Je me souviendrai toujours du visage de mon collègue en train de la lire. Voyant sa mine effarée je m’en suis
emparé et l’ai lue à mon tour.
- Harry qu’est-ce qu’on fait ?
Je n’en avais aucune idée. Si vous deviez choisir entre devoir et morale, que feriez vous ?
Ce soir-là, c’est mon humanité qui l’a emporté.
- On n’en parle pas, pas un mot, à personne.
- Je crois que c’est une erreur, s’ils le découvrent, ils pourraient nous...
- Et que crois-tu qu’eux subiront si on donne cette lettre ?

        Je savais que tous les juifs devaient être signalés. Simplement il me paraissait inconcevable que n’importe quel citoyen puisse en dénoncer d’autres. Pourquoi feraient t-ils cela ? Et pourtant j’étais loin de me douter que c’était pire que ce que je croyais. L’auteur de la missive ne disait pas grand-chose, seulement une adresse et ce simple mot : « juifs ». Certains mots sont inoffensifs, avant la guerre celui-là l’était, mais aujourd’hui je n’ose plus le prononcer à voix haute. C’est ridicule je le sais bien, mais c'est comme ça.
         J’ai donné la lettre à mon collègue et lui ai ordonné de la ranger dans le tiroir de son bureau, je l’aurais brûlée une fois chez moi, à l’abri des regards. Malheureusement, j'étais d'une incroyable naïveté. Jules est entré à ce moment là.
- Une lettre est arrivée ce matin. Je l’avais déposée sur ton bureau Charles, où est-elle ?
Ce dernier était pétrifié, il ne voulait pas mentir à son ami mais il ne pouvais pas dire la vérité non plus.
- Je m’en suis occupé, ai-je lancé.
Jules m’avait considéré d’un sale œil.
- Ce n’était pas à toi de le faire, rentre chez toi.
- Pourquoi cette lettre t’intéresse t-elle autant ?

Jules n’était pas un mauvais bougre, juste arrogant, mais ça ne faisait pas de lui un homme malhonnête. En tout cas pas au point d’être à l’origine de cette lettre.

- J’ai l’impression que tu caches quelque chose..., ton nom déjà ?
- Harry. Cela fait un an que je travaille ici, je m’appelle toujours Harry ça n’a pas changé.

Je savais que j’étais allé trop loin mais je n’ai pas baissé le regard, ce qui n’avait fait que l’énerver encore plus. Il a commencé à me crier dessus, mais cela faisait longtemps que je ne l’écoutais plus. En effet, trois soldats allemands étaient entrés, certainement attirés par le boucan de Jules. Par automatisme, nous les avons salués, Jules, Charles et moi.
- Que se passe t-il ? Demanda l’un d’eux avec un accent si fort que si je n’avais pas été aussi attentif, je n’aurais pas compris.
- Une lettre, Monsieur, ces hommes cachent une lettre.
- Une lettre ? Est-ce vous le responsable ?
- Le responsable Monsieur ? La voix de Jules tremblait.
- Vous avez bien un responsable des lettres ?
Dans son accent de plus en plus prononcé je sentais qu’il perdait patience.
Jules, sans la moindre hésitation, montre Charles du doigt.
- Où est cette lettre ?
Charles me lança un regard suppliant, il m’avait promis de n’en parler à personne et pendant une seconde j’avais cru qu’il allait tenir parole. Mais il avait commencé à trembler et le soldat lui avais hurlé dessus en allemand, je n’avais pas compris le sens des paroles mais le fond était très clair. Charles a ouvert son tiroir et lui a tendu la lettre. Un sourire carnassier a déchiré le visage de l’allemand.
- Vous aidez les juifs ?

          Cette question n’attendait aucune réponse, ça ne l’intéressait pas puisqu’il le savait déjà ou du moins pensait le savoir. Charles n’a pas compris ce qui lui arrivait. La balle a traversé son crâne avec une force et une rapidité telles qu’il n’a pas dû souffrir. C’est du
moins ce dont j’essaie de me convaincre. Je n’ai pas détourné le regard, à aucun moment, sinon je savais que j’allais m’effondrer.
          Les allemands ne sont pas partis. Ils m’ont ordonné de les suivre, ce que j’ai fait. Nous avons marché dans les ruelles sombres et je ne me souviens pas d'avoir eu peur. Mais quand on est entré dans cet appartement, j’étais tétanisé, je savais où j’étais. L’adresse de cette lettre, je m’en souviendrai jusqu’à la fin de mon existence. Un des
soldats avait défoncé la porte avec le plat de sa chaussure, j’ai été poussé à l’intérieur. J’ai tout de suite entendu les cris de cette petite fille, les mêmes que mon petit Roger quand il fait une colère. Elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que lui, et là, en regardant ses
petits yeux en amande j’ai su que j’en serais incapable. C’était comme si je devais amener à l’abattoir mon propre fils. Elle ne criait plus, comparé à ses frères, elle me regardait, et ses yeux semblaient me demander de l’aide.
- Comment t’appelles tu ?
- Anya.
- C’est très jolie.
- Vous allez nous tuer, ma famille et moi ?

Je n’étais pas dupe, je savais le sort qui leur était réservé.
- Non, je ne ferai jamais une chose pareille.
- Mais eux oui, n’est-ce pas ?

      Je n’ai pas répondu. Je l’ai fait sortir avec sa famille. Les soldats n’avaient aucune pitié, aucun égard pour eux. L’un d’eux a poussé la grand-mère, j’ai accouru pour l’aider mais il était trop tard. Anya m’a regardé puis sa grand-mère puis moi encore. Elle s’est approchée
du cadavre, a fermé avec délicatesse les yeux de la pauvre femme, et avec la même douceur elle a essuyé la larme qui coulait sur ma joue.
- Qui es-tu ?

- Je m’appelle Harry Mortie.
- Tu ne dois pas pleurer Harry. Tu ne dois pas être triste. Tu ne dois pas avoir peur.
- Tu n’as pas peur toi ?

          Elle m’a souri. Un des allemands lui a tiré le bras, l’obligeant à avancer. J’ignore pourquoi mais j’ai couru vers cette gamine, lui donnant ce médaillon si cher à mes yeux. Puis elle a tourné au coin de la rue. Je ne la voyais plus. Ce soir là, j’ai compris ce qu’était la guerre. Charles n’a pas voulu me trahir, je le sais, il avait peur, c’est tout. Anya, elle, n’avait pas peur. Voilà ce qu’est la guerre, dominer
la peur ou la laisser nous dominer.

          J’ai raconté à Roger qui était Anya. Je souhaitais qu’ainsi elle vive en moi comme en mon fils, qu’elle reste vivante dans ma mémoire à jamais. Espérant qu’elle me pardonne le rôle de bourreau que j’ai dû jouer malgré moi.

 

Anya :

         Papa était inquiet. Il ne nous le disait pas, mais je le savais. Il n’ouvrait plus les volets le matin, alors qu’il l’avait toujours fait auparavant. Il ne me lisait plus d’histoire le
soir. Il ne quittait plus ses lunettes et ne cessait de froncer les sourcils quand il écoutait la radio.
         Maman, je l’entendais pleurer. Elle pleurait quand elle préparait le déjeuner et aussi quand elle faisait à dîner.
         Mes trois grands frères aidaient maman quand elle était trop fatiguée, et ils soutenaient papa lorsqu’il ne dormait plus. Mais la plupart du temps, ils ne parlaient pas ou se roulaient en boule dans leur lit, comme si ça servait à quelque chose.
         Mamie n’est pas comme eux. Mamie n’a pas peur de mourir.

         Ils sont venus un soir. Aucun de nous n’aurait pu le prévoir. Les soldats ont attrapé papa et l’ont jeté dehors. Maman et mes frères criaient. C’est là que je l’ai vu. Il n’était pas allemand, les traits de son visage étaient doux, il ne souhaitait pas être là. Mon cœur est
devenu plus léger quand il m’a parlé. On est tous descendu, j’ai vu la voisine, elle nous regardait, elle avait les yeux rouges et je ne comprenais pas pourquoi elle pleurait. Les allemands s’égosillaient et poussaient mes frères dans les escaliers.

       Aucun d’eux ne m’a touchée. Le français était comme un bouclier. J’avais presque la sensation qu’ils m’avaient tous oubliée, j’aurai peut-être dû m’enfuir ce jour-là, ça ne m’a pas traversé l’esprit sur le moment. On est descendus dans la rue, j’ai vu que mamie avait été projetée sur le sol, j’étais la seule à l’avoir vue, moi et le français. J’ai fermé les yeux de mamie comme papa l’avait fait pour papy la semaine d’avant. Papa avait dit que c’était pour les laisser s’endormir et je l’avais cru. Le français a pleuré et je n’ai jamais compris pourquoi. Il avait l’air de s’excuser, ce que je comprenais encore moins, les mêmes larmes que celle de la voisine. Pourquoi tous
ces gens pleuraient-ils ? On m’a agrippé le bras et je me suis éloignée de ce soldat nommé Harry.
        On nous a emmenés jusqu’à la gare, où j’ai retrouvé plein de gens que je connaissais de près ou de loin. On nous a tous entassés dans ce train bien trop petit pour nous tous. Maman m’a serrée tout contre elle, elle ne m’a pas lâchée de tout le trajet, elle
embrassait mon crâne de temps en temps. Je n’en pouvais plus de ses larmes et de ses prières, je voulais qu’elle se taise, mais c’était cruel d’avoir cette pensée alors je l’ai bannie.                                                Papa était assis à coté d’elle et il attendait. Un de mes frères était debout et il regardait à travers la minuscule fenêtre, je le trouvais ridicule, il essayait de deviner avec les paysages où on nous emmenait, il transpirait l’espoir. Le cadet de mes frères attendait
sans bouger comme papa.                                                                      Mick, mon frère aîné, avait commencé ses études pour devenir
médecin avant la guerre. Il parcourait le wagon à la recherche de juifs ayant besoin de soins, il n’avait rien pour les soigner mais ça lui était égal, il voulait aider. Je ne sais pas combien de temps on a passé dans cet espace confiné, certainement le temps nécessaire
qu’il faut à un être humain pour s’habituer à l’odeur des cadavres.
On a été jetés dehors. On était des centaines à sortir, les allemands nous attendaient. Ils ont commencé à nous séparer. Maman, moi et Jo d’un côté, papa et mes deux autres frères de l’autre.

       On a commencé à s’éloigner d’eux, j’ai entendu papa hurler
le nom de maman. Elle s’est retournée. Un soldat a frappé papa au visage, la faiblesse eu raison de lui quelques secondes, mais il a relevé la tête et ses lèvres se sont étirées en un
« je vous aime ». Je ne l’ai plus jamais revu.

       On nous a emmenés dans un camp, il y avait des grillages tout autour et des grandes cheminées qui crachaient de la fumée. L’odeur était insupportable. La nuit tombait et on nous a conduits dans de grandes salles avec des couchettes. On nous avait attribué un espace avec une couverture et on s’était tous retrouvés là, sans savoir quoi
faire et avec le ventre vide. Il n’y avait que des enfants et des femmes, et certains garçons maigrichons comme mon frère.
       Si les gens voulaient pleurer ils le faisaient en silence, seul les bébés ne respectait pas cette consigne. Cette nuit j’ai été obligée, par manque de couchettes, de dormir avec maman. Avant que je ne m’endorme elle m’avait serrée fort dans ses bras. Elle m’avait
glissé quelques mots à l’oreille, des mots qui ont résonné en moi avec force.
- Demain, ils vont nous emmener dans un endroit dont aucun de nous ne ressortira vivant. Tu es petite, ils ne te remarqueront pas, tu vas devoir être courageuse. Est ce que tu comprends Anya ?
J’avais hoché la tête.
- Il y a un endroit ou tu pourras te cacher, écoute-moi attentivement : avant qu’ils nous fassent entrer ici, j’ai remarqué un trou dans un mur à l’extérieur. Quand ils nous feront sortir dehors, tu tourneras à droite sans que personne ne puisse te voir et tu te cacheras, tu es petite, tu seras en sécurité, tant que tu restes caché, personne ne te remarquera.
Anya, promets-moi que tu essaieras.

          J’ai promis. Maman s’est endormie, et j’ai senti un truc dans ma poche. C’était un médaillon avec un nom gravé dessus : Harry Mortie. Je l’ai serré fort, autant que je pouvais, et le sommeil m’a rattrapée.
Comme maman l’avait dit, ils sont venus. Comme maman l’avait dit, ils nous ont emmenés dehors. J’ai entendu maman me demander si j’étais prête. Elle m’avait dit de ne sortir sous aucun prétexte, jamais. Et comme maman m’avait dit de le faire j’ai quitté les
rangs, à ma grande surprise je n’étais pas morte, j’ai tourné la tête pour voir où elle était.
          Elle aussi s’était retourné, une larme a coulé sur sa joue et je les ai vus, elle et mon frère s’éloigner vers la fumée. Le trou dont avait parlé maman était bien là, je m’y suis glissée avec une facilité
déconcertante, et je suis restée là. Sans bouger, sans parler, sans pleurer, juste en serrant ce médaillon et en pensant à maman, papa, à mes frères et à Harry. Chaque fois qu’un allemand passait par là je luttais pour ne pas trembler. Je buvais quand il pleuvait et je mangeais ce que je pouvais trouver.
          Jusqu’à ce jour où affamée, proche de la mort, l’idée de sortir m’a traversé l’esprit. A un moment où j’étais proche de céder à la tentation, j’ai entendu des coups de feu, des gens couraient, des soldats avec des uniformes d’une autre couleur sont apparus. Je ne
suis pas sortie. J’ai encore attendu. Et on a crié mon nom. Mes jambes étaient tétanisées, je ne pouvais pas bouger, je ne pouvais pas crier, le son de ma voix était trop faible pour que quiconque puisse m’entendre. Cette voix a crié mon nom encore. Mes bras étaient
engourdis mais j’ai réussi à en sortir un du trou. Je me souviens avoir attendu encore un peu avant que l’on ne me sorte de là.
          Mick m’a serrée fort dans ses bras en répétant que c’était un miracle. Les allemands avaient perdu et nous étions saufs.
Je lui ai dit que maman était morte, et Jo aussi. Il m’a dit que papa était mort d’épuisement et que Stéphane s’était fait abattre en essayant de le sauver.
- Je ne sais pas ce que l’on va devenir, Anya on n’a plus rien, m’a susurré Mick avec beaucoup de tendresse et d’appréhension.
J’avais serré le médaillon dans la paume de ma main.
- Ce n’est pas tout à fait vrai, regarde, lui ai-je dit en montrant le médaillon.

           J’ai réussi à retrouver l’adresse d’Harry à l’aide de son nom. Il nous a accueillis à bras ouverts. J’ai vécu plusieurs années avec sa famille. Mick est devenu médecin. Harry n’a jamais voulu récupérer son médaillon.
- Garde-le, avait t-il dit, mon père me l’avait offert, il aurait voulu que tu le gardes.

         Je ne l’ai plus jamais quitté. Aujourd’hui, je suis une femme mariée, Roger est un homme formidable et je suis chaque jour une meilleure personne avec lui. Nous sommes retournés vivre dans ma maison d’enfance. Thérèse, ma voisine, m’a souri quand elle m’a
vue.
    

        Depuis, il m’arrive de pleurer. Je pleure pour le courage de ma famille. Je pleure parce que rien n’est plus beau que les larmes d’une femme fière de ce qu’elle est devenue.

 

FIN

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